Affiches monochrome.Tirage offset recto-verso 29,7 x 42 cm demi-mat 115/gr. 100 exemplaires.
Texte: Annabel Rioux.




David Blasco - Quiet Earth

 

Au coeur de Quiet Earth, série récente d’oeuvres de David Blasco, se trouve un objet aisément identifiable : la niche de bois abritant le trou où se dissimulait le souffleur au théâtre (avant que le progrès technique dote les comédiens d’oreillettes). L’artiste a produit des facsimilés de cet objet pour les employer dans différents types d’oeuvres : une installation en trois dimensions, des mises en scènes photographiques dans des décors soigneusement choisis, et enfin une action d’affichage dans l’espace public, qui met en abyme le geste de la mise en scène. David Blasco utilise comme matériau le carton qui apparente les artefacts à des maquettes ; l’atmosphère à la fois réaliste et artificielle qui s’en dégage est comparable aux photographies de Thomas Demand, ces simulacres d’espaces réels soigneusement reproduits à l’aide de techniques artisanales mais aboutissant à un rendu troublant de précision.

 

Dans chaque oeuvre, la guérite de souffleur nous fait face, comme si nous étions non pas en position de spectateur, mais sur scène. Le regardeur est ainsi intégré à la mise en scène, interpellé par cet objet creux, obscur. Il émane de lui une présence relativement inquiétante qui n’est pas sans rappeler celle du Monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace : objet minimaliste surgissant au milieu de paysages désertiques, relié à une conscience supérieure invisible, agissant sur l’esprit des hommes et influant sur leur avenir. Même vide, la niche du souffleur semble habitée. Ce sentiment d’avoir affaire à un objet doté d’une conscience évoque un scénario de science-fiction, dans lequel ces niches, que l’artiste appelle simplement Souffleurs par métonymie, tentent de prendre le contrôle de la planète. Le titre de l’ensemble, Quiet Earth, est d’ailleurs emprunté au film de science-fiction du même nom : réalisé en 1985 par le néo-zélandais Geoff Murphy, on y observe le personnage principal se retrouver un matin seul au monde, toute trace de vie semblant avoir mystérieusement disparu de la Terre.

 

Les “souffleurs” ne sont pas les seules composantes des oeuvres, ce sont des éléments utilisés par l’artiste pour produire des images (Tabloid, Command and Conquer). Mais ces images ne sont pas de simples surfaces planes et autonomes, elles ont une matérialité qui les fait exister dans l’espace réel du regardeur. La matérialité du tryptique Tabloid apparaît d’abord par l’usage d’indices évoquant la presse : choix du papier, mise en page, et même le titre qui renvoie aux journaux à scandale. Mais l’artiste ne va pas jusqu’à imiter pleinement ce support médiatique, il pose les images sur des socles en carton qui achèvent de leur conférer le statut d’objets tridimensionnels. Quant à Command and Conquer, il ne s’agit là non plus pas simplement d’une image mais de la mise en scène de cette image par son affichage dans un espace réel. Ce dédoublement, comme la mise sur socle des images de Tabloid, inscrit les oeuvres dans un espace à part, entre deux mondes, qui déroute le regardeur.

 

Projetée dans le champ des arts visuels, la guérite de souffleur, simple quart de cylindre creux, possède les caractéristiques permettant de l’inscrire dans le registre de l’art minimal. Cependant, contrairement à la tradition minimale, cet objet est préexistant, sa forme n’a pas été imaginée par l’artiste mais prélevée dans le monde du théâtre. Or, loin de rompre avec le minimalisme, ce champ de références ainsi convoqué renvoie au contraire à un mécanisme fondamental de l’objet minimal, qui est sa théâtralité, telle qu’elle fut théorisée (et vivement critiquée) par Michael Fried dans les années 1960 : “La sensibilité littéraliste est théâtrale, tout d’abord parce qu’elle s’attache aux circonstances réelles de sa rencontre entre l’oeuvre littéraliste et le spectateur.”(1) L’objet seul n’importe pas tant que la situation générée par sa présence dans un espace partagé avec le spectateur. Fried dénonce l’agressivité de cet art qu’il nomme “littéraliste”, dans la mesure où il envahit l’espace réel, où il impose de prendre position face à lui.

 

Pour Quiet Earth, cette agressivité n’est pas qu’un vocable structurel mais aussi un véritable ressort pour la capacité narrative des oeuvres, puisque nous sommes là projetés dans un récit, un récit d’invasion, de conquête qui touche au domaine du surnaturel. La superposition de ces deux registres, l’un, formel et l’autre, fictionnel, fait qu’ils se renforcent mutuellement. On retrouvait déjà l’union littérale du minimalisme et du théâtral dans Column (1961), oeuvre fondatrice de Robert Morris alliant performance et sculpture, ainsi décrite par Rosalind Krauss :

« Le rideau se lève: on aperçoit au centre une colonne en contre-plaqué gris, haute de deux mètres cinquante et large de soixante centimètres. Il n’y a rien d’autre sur la scène. Pendant deux ou trois minutes, rien ne se passe ; personne n’entre ni sort.

Soudain, la colonne tombe. Trois minutes et demie s’écoulent encore. Rideau. »(2)

Comme l’a remarqué le chercheur Giovanni Parenzan dans un essai consacré à cette oeuvre, “c’est bien le corps de l’homme qui se trouve enfermé dans Column et qui tombe avec elle”(3) : cet événement met à jour la dimension anthropomorphique de la sculpture minimaliste. Bien que Fried omette curieusement de mentionner cette oeuvre dans son essai Art et objectité, il ne manque pas de déceler cet anthropomorphisme latent, comme conséquence de la “présence scénique” des oeuvres concernées, comparant l’effet de mise à distance qu’elles produisent à “l’envahissement que représente la présence silencieuse d’une autre personne”(4).

 

Or, n’oublions pas que la forme géométrique employée comme module dans Quiet Earth était à l’origine censée abriter une personne réelle, le souffleur. Mais dans chaque oeuvre il manque à l’appel, personne n’est là pour nous murmurer à l’oreille nos répliques, nous sommes livrés à nous-mêmes comme le personnage du film de Geoff Murphy. Mais comme la colonne de Morris, les Souffleurs ne sont pas inertes, leur présence silencieuse est démultipliée dans les images et dans l’installation, et la diversité de ces espaces fictionnels indique le déroulement d’une temporalité davantage cinématographique que théâtrale, susceptible de se répéter en boucle. Il nous reste donc à imaginer la suite d’un scénario qui semble inépuisable et sans issue, “sans fin comme un chemin de ronde”(5).

 

Annabel Rioux, janvier 2015

 

NOTES

 

1. Michael Fried, “Art et objectité” (1967) in Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine, trad. de Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2007, p. 120.
2. Rosalind Krauss, Passages. Une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson (1977), trad. Claire Brunet, Paris, Macula, 1997, p. 209.
3. Giovanni Parenzan, « La colonne relevée », Agôn [En ligne], Dossiers, N°2 : L'accident, L'Altération, mis à jour le : 14/12/2009, URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1062.
4. Michael Fried, op. cit., p. 123.
5. ibid, p. 137.


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