David Blasco - Quiet Earth 

 

 

 

Au coeur de Quiet Earth, série récente d’oeuvres de David Blasco, se trouve un objet aisément identifiable : la niche de bois abritant le trou où se dissimulait le souffleur au théâtre (avant que le progrès technique dote les comédiens d’oreillettes). L’artiste a produit des facsimilés de cet objet pour les employer dans différents types d’oeuvres : une installation en trois dimensions, des mises en scènes photographiques dans des décors soigneusement choisis, et enfin une action d’affichage dans l’espace public, qui met en abyme le geste de la mise en scène. David Blasco utilise comme matériau le carton qui apparente les artefacts à des maquettes ; l’atmosphère à la fois réaliste et artificielle qui s’en dégage est comparable aux photographies de Thomas Demand, ces simulacres d’espaces réels soigneusement reproduits à l’aide de techniques artisanales mais aboutissant à un rendu troublant de précision.

 

Dans chaque oeuvre, la guérite de souffleur nous fait face, comme si nous étions non pas en position de spectateur, mais sur scène. Le regardeur est ainsi intégré à la mise en scène, interpellé par cet objet creux, obscur. Il émane de lui une présence relativement inquiétante qui n’est pas sans rappeler celle du Monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace : objet minimaliste surgissant au milieu de paysages désertiques, relié à une conscience supérieure invisible, agissant sur l’esprit des hommes et influant sur leur avenir. Même vide, la niche du souffleur semble habitée. Ce sentiment d’avoir affaire à un objet doté d’une conscience évoque un scénario de science-fiction, dans lequel ces niches, que l’artiste appelle simplement Souffleurs par métonymie, tentent de prendre le contrôle de la planète. Le titre de l’ensemble, Quiet Earth, est d’ailleurs emprunté au film de science-fiction du même nom : réalisé en 1985 par le néo-zélandais Geoff Murphy, on y observe le personnage principal se retrouver un matin seul au monde, toute trace de vie semblant avoir mystérieusement disparu de la Terre.

 

Les “souffleurs” ne sont pas les seules composantes des oeuvres, ce sont des éléments utilisés par l’artiste pour produire des images (TabloidCommand and Conquer). Mais ces images ne sont pas de simples surfaces planes et autonomes, elles ont une matérialité qui les fait exister dans l’espace réel du regardeur. La matérialité du tryptique Tabloid apparaît d’abord par l’usage d’indices évoquant la presse : choix du papier, mise en page, et même le titre qui renvoie aux journaux à scandale. Mais l’artiste ne va pas jusqu’à imiter pleinement ce support médiatique, il pose les images sur des socles en carton qui achèvent de leur conférer le statut d’objets tridimensionnels. Quant à Command and Conquer, il ne s’agit là non plus pas simplement d’une image mais de la mise en scène de cette image par son affichage dans un espace réel. Ce dédoublement, comme la mise sur socle des images de Tabloid, inscrit les oeuvres dans un espace à part, entre deux mondes, qui déroute le regardeur.

 

Projetée dans le champ des arts visuels, la guérite de souffleur, simple quart de cylindre creux, possède les caractéristiques permettant de l’inscrire dans le registre de l’art minimal. Cependant, contrairement à la tradition minimale, cet objet est préexistant, sa forme n’a pas été imaginée par l’artiste mais prélevée dans le monde du théâtre. Or, loin de rompre avec le minimalisme, ce champ de références ainsi convoqué renvoie au contraire à un mécanisme fondamental de l’objet minimal, qui est sa théâtralité, telle qu’elle fut théorisée (et vivement critiquée) par Michael Fried dans les années 1960 : “La sensibilité littéraliste est théâtrale, tout d’abord parce qu’elle s’attache aux circonstances réelles de sa rencontre entre l’oeuvre littéraliste et le spectateur.”(1) L’objet seul n’importe pas tant que la situation générée par sa présence dans un espace partagé avec le spectateur. Fried dénonce l’agressivité de cet art qu’il nomme “littéraliste”, dans la mesure où il envahit l’espace réel, où il impose de prendre position face à lui.

 

Pour Quiet Earth, cette agressivité n’est pas qu’un vocable structurel mais aussi un véritable ressort pour la capacité narrative des oeuvres, puisque nous sommes là projetés dans un récit, un récit d’invasion, de conquête qui touche au domaine du surnaturel. La superposition de ces deux registres, l’un, formel et l’autre, fictionnel, fait qu’ils se renforcent mutuellement. On retrouvait déjà l’union littérale du minimalisme et du théâtral dans Column (1961), oeuvre fondatrice de Robert Morris alliant performance et sculpture, ainsi décrite par Rosalind Krauss :

« Le rideau se lève: on aperçoit au centre une colonne en contre-plaqué gris, haute de deux mètres cinquante et large de soixante centimètres. Il n’y a rien d’autre sur la scène. Pendant deux ou trois minutes, rien ne se passe ; personne n’entre ni sort.

Soudain, la colonne tombe. Trois minutes et demie s’écoulent encore. Rideau. »(2)

Comme l’a remarqué le chercheur Giovanni Parenzan dans un essai consacré à cette oeuvre, “c’est bien le corps de l’homme qui se trouve enfermé dans Column et qui tombe avec elle”(3) : cet événement met à jour la dimension anthropomorphique de la sculpture minimaliste. Bien que Fried omette curieusement de mentionner cette oeuvre dans son essai Art et objectité, il ne manque pas de déceler cet anthropomorphisme latent, comme conséquence de la “présence scénique” des oeuvres concernées, comparant l’effet de mise à distance qu’elles produisent à “l’envahissement que représente la présence silencieuse d’une autre personne”(4).

 

Or, n’oublions pas que la forme géométrique employée comme module dans Quiet Earth était à l’origine censée abriter une personne réelle, le souffleur. Mais dans chaque oeuvre il manque à l’appel, personne n’est là pour nous murmurer à l’oreille nos répliques, nous sommes livrés à nous-mêmes comme le personnage du film de Geoff Murphy. Mais comme la colonne de Morris, les Souffleurs ne sont pas inertes, leur présence silencieuse est démultipliée dans les images et dans l’installation, et la diversité de ces espaces fictionnels indique le déroulement d’une temporalité davantage cinématographique que théâtrale, susceptible de se répéter en boucle. Il nous reste donc à imaginer la suite d’un scénario qui semble inépuisable et sans issue, “sans fin comme un chemin de ronde”(5).

 

Annabel Rioux, janvier 2015

 

NOTES

 

1. Michael Fried, “Art et objectité” (1967) in Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine, trad. de Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2007, p. 120.
2. Rosalind Krauss, Passages. Une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson (1977), trad. Claire Brunet, Paris, Macula, 1997, p. 209.
3. Giovanni Parenzan, « La colonne relevée », Agôn [En ligne], Dossiers, N°2 : L'accident, L'Altération, mis à jour le : 14/12/2009, URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1062.
4. Michael Fried, op. cit., p. 123.
5. ibid, p. 137.


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David Blasco - Quiet Earth

 

At the heart of Quiet Earth, a recent series of works by David Blasco, is an easily identifiable object: the wooden niche that covers the pit where the prompter used to be hidden on the theater stage (before technical progress allowed comedians to wear earplugs). The artist produced facsimiles of this object and used them in different types of works: a three-dimensional installation, some photographic scenes shot in carefully chosen settings, and finally a poster put up in public space, which acts as a sort of mise-en-abyme of the staging gesture. As he often does, David Blasco used cardboard to build his mock-up artifacts, and the atmosphere of the works, both realistic and artificial, is quite similar to the photographs of German artist Thomas Demand, who creates full-scale models of real places carefully reproduced thanks to craft techniques but leading to a disturbingly accurate result.

 

In each work, the prompter box faces us, as if we were on stage, instead of being part of the audience. The viewer is thus integrated into the staging. It emanates from this hollow and obscure object a quite troubling presence that is reminiscent of the Monolith in 2001: A Space Odyssey: a minimalist object rising in the middle of desertic landscapes, connected to an invisible higher consciousness, acting upon human minds and affecting their future. Even empty, the niche seems inhabited. This feeling of dealing with an object with a conscience evokes a science fiction scenario in which these niches, which the artist simply called “Souffleurs” (the French word designating the prompters) by metonymy, try to take control of the planet. Incidentally, the title Quiet Earth is borrowed from the science fiction film of the same name, made in 1985 by the New Zealander Geoff Murphy: it shows the story of a man who ends up one morning alone in the world, any trace of life seeming to have mysteriously disappeared from Earth.

 

The "Souffleurs" are not the sole components of the works, they are elements used by the artist to produce images (“Tabloid”, “Command and Conquer“) . But these images are not simple and autonomous flat surfaces, they have a materiality that makes them exist in the real space of the viewer. The materiality of the triptych Tabloid first appears through the use of visual clues evoking the press: the layout, the type of paper, and even the title of the work which refers to the gossip newspapers. But the artist’s intent is not to fully emulate the media format, he displays the images on cardboard pedestals which achieve to grant them the status of three-dimensional objects. As for Command and Conquer, it is as well not just a picture, but a mise-en-scène of a picture in a real space. These works (images on pedestals and the staging of an image in an image) are therefore in a specific space between two worlds which confuses the viewer.

 

Considered in the field of visual arts, the prompter niche, a simple quarter of a cylinder, can easily fit into the category of minimal art. However, contrary to the minimal tradition, this item is a pre-existing form, it was not invented by the artist but taken from the world of theater. Nevertheless, far from breaking with minimalism, the field of references it conveys leads to a fundamental mechanism of the minimalist object, which is its theatricality, as it was theorized (and heavily criticized) by Michael Fried in the 1960’s: "Literalist sensibility is theatrical because, to begin with, it is concerned with the actual circumstances in which the beholder encounters literalist work."(1) The object alone does not matter as much as the situation created by its presence in a space shared with the viewer. Fried denounces the aggressiveness of this art, that he calls "literalist", insofar as it invades the real space, and requires to take position when facing it.

 

Regarding Quiet Earth, this aggressiveness is not simply a structural term but also relates to the narrative capacity of the works, since we are here projected into a story of invasion, a conquest touching upon the realm of the supernatural. The superposition of these two registers, one formal and the other fictional, mutually reinforces them. One could already found the literal union of minimalism and theater in Column (1961), a seminal work by Robert Morris combining performance and sculpture, as described by Rosalind Krauss:

"The curtain parts. In the center of the stage is a column, standing upright, eight feet high, two feet on a side, plywood, painted gray. Nothing else is on the stage. For three and a half minutes nothing happens, no one enters or leaves.

Suddenly the column falls. Three and a half more minutes elapse. The curtain closes."(2)

As noted by researcher Giovanni Parenzan in an essay dedicated to this work, "it is the body of the man which is locked in Column and falls with it" (3): This event underlines the anthropomorphic dimension of minimalist sculpture. Although Fried curiously omits to mention this piece in his essay Art and Objecthood, he does not fail to detect the latent anthropomorphism of the works studied, seen as a consequence of their "stage presence", and even compares the effect of distancing they produce to “being distanced, or crowded, by the silent presence of another person" (4).

But let’s not forget that the geometric shape used in Quiet Earth was supposed to house a real person, that is the prompter. Yet in each work they are missing, there is no one to whisper our lines to our ear, we are left to ourselves like the character in Geoff Murphy’s film. But as Morris’ column, the prompter boxes are not inert, their silent presence is multiplied in the images and in the installation, and the diversity of these fictional spaces indicates the progress of a temporality which is rather cinematic than theatrical, and likely to repeat in a loop (since no beginning nor end is indicated). Finally, we are left to imagine the following scenes of a scenario that seems inexhaustible and hopeless, "endless the way a road might be, if it were circular" (5).

 

Annabel Rioux, January 2015

 

NOTES

 

1. Michael Fried, "Art and objecthood" (1967). The French translation was used to write this text, published in Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine, French trans. Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2007, p. 120.
2. Rosalind Krauss, Passages in Modern Sculpture (1977), Cambridge, MIT Press, 1981, p. 201
3. Giovanni Parenzan, « La colonne relevée », Agôn [En ligne], Dossiers, N°2 : L'accident, L'Altération - URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1062.
The original sentence is “c’est bien le corps de l’homme qui se trouve enfermé dans Column et qui tombe avec elle”.
4. Michael Fried, op. cit.
5. Ibid.

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