« Dans l’espace, personne ne peut vous entendre hurler. »
 

Cette phrase[1], un promeneur égaré pourrait la lire sur un panneau d’affichage standard 4X3 encore vierge de toute utilisation, au bord d’une route qui semble neuve et désertée, quelque part, dans le centre de l’Espagne. On imagine le vague sourire qui  se dessinerait sur son visage, signe de surprise de rencontrer cet étrange slogan au beau milieu de nulle part, et peut être aussi d’une mise à distance plus ou moins narquoise de cet avertissement inquiétant, isolé qu’il serait par une fin de journée ensoleillée, dans le silence profond de la zone  « 3.1 ».
 

« 3.1 » n’est plus vraiment un chantier, et ce n’est pas encore une ville. Juste un immense  projet d’urbanisation laissé à l’abandon pour manque de financement dans un pays durement touché par la crise.

C’est aussi le décor pour prises de vue et installations éphémères choisi par David Blasco, un peu au hasard, un peu à l’intuition, sur une carte satellite « google earth », pour réaliser sa dernière série de travaux en date.
 

Lorsqu’il ne les crée pas de toutes pièces en maquette, David est en constante recherche de ces espaces génériques désenchantés (chantiers, zones urbaines déshumanisées, parkings géants, terrains vagues), afin de se les réapproprier pour un temps et d’y injecter sa poésie du double-jeu, nourrie de concepts aussi divers que l’ordre, l’invitation, la fiction, les loisirs, la compétition, le code et le chaos.
 

 A l’inverse de la performance qui permet une récupération active et physique de l’agora par une action impérative qui se donne à voir ou à entendre, et qui induit la présence d’un public, David Blasco procède en silence, solitairement.
S’il préfère l’écho frappant des tribunes vides d’un stade déserté, aux cris d’une foule de spectateurs, c’est pour mieux isoler ces outils et signes qui nous « gèrent », nous canalisent, nous guident,  nous invitent à démarrer ou à nous arrêter, à applaudir ou à quitter la salle… « The show is over […] no more coats and no more home... »[2]
 

Car dans ses photos ou vidéos, aucune présence humaine. Juste les traces de son passage, outils ou artefacts à son échelle, conservant une certaine ergonomie, mais ayant perdu toute fonction évidente.

Dans l’œuvre « Session 1», un starting-block apparait au premier plan comme une architecture futuriste qui, formellement,  se confond presque avec la barre d’immeubles qu’on aperçoit derrière.   
La scène est ambigüe et place le spectateur devant une double proposition : l’une nous invite à l’aventure d’une course épique dans un espace imaginaire ; L’autre, nous intime de courir (ou de prendre la fuite) le plus vite possible, sur une route qui se perd dans la nuit.
La photo « Session 2 » joue sur la même ambivalence et fait appel à un autre objet lié aux loisirs sportifs : le plongeoir.  Comme souvent, face aux images de David, c’est au regardeur de définir la nature de ce qui attend celui qui l’expérimenterait. Soit traverser la surface d’un parking pour atteindre de mystérieux mondes souterrains, soit s’écraser irrémédiablement sur le bitume…

Si David  fait appel à l’univers de la maquette pour confectionner les artefacts qui servent à ses prises de vue (maquettes en carton très soignées, destinées à prendre la lumière), il l’utilise également dans certaines pièces telles que  « déambulatoire » ou « subdivision » comme des systèmes autonomes, qui semblent flotter dans des espaces cette fois plus virtuels.
 

Ici, le ciel, la terre et toutes  les notions élémentaires du « paysage » ont disparu… Ces dioramas glacés, proches de l’esthétique 3D ont le pouvoir  de nous égarer, tant au niveau des échelles que de la réalité matérielle des architectures ou modules présentés, dont on ne saisit jamais vraiment le sens. Des pistes sont posées : les titres, des indications de circulation (les lignes au sol nous guident), une certaine ergonomie (les sièges des tribunes), autant de signes identifiables dont la fonction nous est connue, mais qui, privés de leur contexte, ont définitivement perdu leur sens… Le regard est condamné à emprunter le chemin ultra jalonné que l’image nous propose, sans possibilité de s’échapper dans un lointain devenu blanc et gazeux… L’espace, toujours, aussi anxiogène que celui d’une cellule capitonnée, sous une vive  lumière blanche.
 

Car dans le travail de David Blasco, Il est autant question du vide que de l’enfermement, questions simples et primordiales qui ont donné matière à des œuvres aussi essentielles que « Solaris »[3] ou « le bunker de la dernière rafale »[4].

Territoires, zones, isolement, enfermement, folie,  fin du monde, fin d’un monde, on retrouve dans les  images ou installations de David un certain nombres de préoccupations présentes dans bon nombre de films SF ou fantastiques, de David Lynch à Tarkovski, en passant par John Carpenter... Autant d’artistes fascinés par une certaine idée de l’angoisse liée à l’absurdité d’un système poussé à bout et  dans lequel l’individu tente de résister à sa propre aliénation.
 

Sébastien Maloberti


[1] Slogan du film « Alien ».
[2] Christopher Wool –« Untitled»/1990.
[3] « Solaris » Andreï Tarkovski, 1972.
[4] « le bunker de la dernière rafale », Jeunet/Caro, 1981.